Les gens voyagent pour goûter à des expériences enrichissantes. Je ne connais personne qui voyage pour délibérément vivre des moments atroces. Par contre, les aléas du quotidien peuvent gâcher le plan qui avait été préparé: la pluie qui vient ruiner un séjour à la plage; un vol d'appareil photo qui emporte les souvenirs précieux; un malencontreux épisode de gastroentérite qui empêche la participation à une randonnée en montagne. Certains de ces aléas ne sont que des évènements uniques, ponctuels. Il est alors plus facile de passer par-dessus. Toutefois, quand plusieurs imprévus consécutifs viennent bouleverser les projets, le voyageur peut éprouver une vive frustration qui altèrera le reste de son périple. Et quand le voyageur se promène avec d'autres individus, cette frustration peut avoir de sérieux impacts sur les relations entre eux.
En 1999, je suis parti en Colombie-Britannique avec trois amis pour travailler tout l'été dans les plantations d'arbres fruitiers de la vallée de l'Okanagan. Or il y eut un gel tardif, phénomène qui n'avait pas frappé la région depuis près de cinquante ans, selon les habitants du coin. Par conséquent, on a dû trouver un plan B, et vite, car on ne possédait que très peu d'argent. On a finalement décidé d'acheter une voiture et de se rendre à Whistler, où travaillait un de nos amis. On comptait sur son aide pour y dénicher un emploi. Après environ une journée de recherche dans les rues d'Oliver et grâce à l'aide d'un bon samaritain qui nous a accompagnés dans nos démarches, on a acheté une Ford Mustang 1978 pour 500 $. Elle avait de la gueule, cette bagnole. On a aussitôt été régler les questions d'assurances et on a ensuite foncé vers Whistler. On y est arrivés vers 5 h du matin, à cause notamment d'une crevaison en bordure de Vancouver. On a alors retrouvé notre ami, dormant dans sa voiture, dans le stationnement numéro 4 (une sorte de terrain de camping non officiel bien connu des routards). Il était étonné mais heureux de nous voir. Quelques heures plus tard, on a été rencontrer sa patronne et elle nous a embauchés sur-le-champ pour effectuer de l'entretien de chambres d'hôtel.
Le boulot n'était pas si mal et on faisait à ce moment-là du camping dans plusieurs lieux autour de la ville. Mais après la destruction d'une de nos tentes par un ourson, on a déterminé qu'on ne tenait vraiment pas à tomber sur sa mère. On a ainsi abouti à notre tour dans le fameux stationnement numéro 4.
Ces conditions de vie me convenaient malgré tout, car à mes yeux, un voyage doit comporter son lot de rebondissements. Apparemment, mes amis ne partageaient pas ma philosophie. Au fil des jours, l'atmosphère entre nous devenait invivable. Je sentais que je devais décamper. J'étais cependant déchiré entre la raison qui me commandait de rester avec eux et l'intuition qui me poussait à agir. Je me doutais que je les perdrais si je partais, mais j'avais l'impression que j'allais être plus heureux à la maison. Je les ai donc abandonnés après seulement un mois. Je suis revenu au Québec sans plan, sans travail et sans argent. Une semaine plus tard, j'ai trouvé un emploi dans une épicerie près de chez moi et j'y ai travaillé pendant un an et demi. J'ai effectivement perdu mes amis, mais en fin de compte, je savais que j'avais pris la bonne décision.
Quatre ans plus tard, j'ai rencontré l'un d'eux par hasard sur le site du festival Woodstock en Beauce. On a alors discuté de notre voyage. Il m'a avoué qu'il m'en avait voulu de les avoir quittés, mais qu'avec le recul, il avait compris pourquoi j'avais agi de la sorte. Il m'a expliqué que la situation à Whistler ne s'était pas améliorée au cours des semaines suivantes et qu'il avait passé un été plutôt lamentable, et ce, même s'ils avaient loué un chalet - avec neuf autres personnes - après mon départ. On a fait la paix cette nuit-là. Quant à mes deux autres amies, je n'ai revu que l'une d'elle, une fois. Elle était venue chez moi pour m'emprunter mes photos de voyage, car elle en voulait des copies. Naïf, je lui ai prêté photos et négatifs. Elle ne me les a jamais ramenés et elle a disparu de ma vie.